Ne trouvez-vous pas quelquefois
qu’à une époque comme celle-ci il est normal d’être séparés
et que c’est un miracle de se rencontrer…
Yukio Mishima
Confession d’un masque
1.
Perdu au milieu de la steppe, telle l’ombre tremblante de la flamme d’une bougie, un campement vivote dans le flou solaire. Les voiles aux portes des trois yourtes dansent dans le vent comme les cheveux des mariées dansent dans les fêtes. De l’une des tentes, la princesse shaman apparaît, emmillefeuillée dans les plus fines soieries ; elle brûle telle une fleur ardente. Derrière son chant et ses grelots, faisant de nouveau bailler la porte d’étoffes, se traîne le jeune Süsü : jean flambant neuf, petite chemise blanche et cravate bleue. Un cartable de cuir jaune serré entre les bras. Puis vient sa mère Balsia et son père Galbak, sa grand-mère Laïssa et son cousin Jad, et enfin les membres des deux autres familles, tapant des mains, chantant et priant.
Les doigts ensorcelés de la princesse shaman tremblent sur les paupières du jeune Süsü. Elle le libère des rêves et des cauchemars de la steppe. Ensuite, la princesse écrase sur le visage de l’enfant une pâte maronnasse, mélange de terre, de cendres, de lait de jument et de diverses urines humaines et animales ; son petit visage d’argile est maintenant prêt à cuire six heures au soleil. Ses jolis habits se tachent.
On aide Süsü à grimper sur le grand cheval noir du cousin Jad. Il leur faut chevaucher plus d’une demi-journée pour rejoindre Bayanhongor, alors les adieux ne s’éternisent pas. Le cousin éperonne son cheval et lance un infâme cri de cow-boy.
Galbak allume une cigarette et retourne dans la yourte. Tous les autres nomades l’imitent. Seules la vieille Laïssa, la princesse shaman et Balsia demeurent.
Süsü et le cousin Jad mettent longtemps à disparaître, si longtemps qu’il semble parfois à Balsia qu’ils se sont arrêté ; ou pire mirage encore, qu’ils rebroussent chemin. La vieille Laïssa le sait. Laïssa se rappelle, vingt ans plus tôt, à la sortie de l’hiver, sous l’écrin de l’aube rose et bariolée, la même image trop belle et trop longue pour n’être jamais oubliée. Laïssa dans la terre poisse et tiède. Laïssa morte. Alors aujourd’hui, sa main sur l’épaule de sa fille, elle la prévient de cette illusion et de la persistance de cette illusion : « Les cauchemars vont commencer. De nouveaux cauchemars, dans les ruines anciennes d’un palais ou d’une oasis, peuplées de monstres volants, de serpents jaunes et noirs et d’hommes à six bras : c’est signe que tu es morte, Balsia…
– Il reviendra. Je lui ai fait promettre.
– Tes frères ne sont jamais revenus…
– Il se fera passer pour mort et il reviendra. Je sais qu’il le fera… »
Les seize colliers qui pendent au buste de la princesse shaman ne sont désormais plus que quinze. Elle retire son masque à plumes rouges et brunes. Elle essuie ses yeux humides, fardés de terre et de poudre d’or jusqu’à la pointe des tempes. Des bandes de tissus bleues, jaunes, blanches et vertes flottent accrochées à sa robe et à ses bracelets. Elle creuse un trou à l’orée du campement et y enterre le seizième collier. Puis elle arrache un morceau de tissu à la yourte de Balsia et Galbak, et enfin s’assoit sur une roche, et avec une aiguille et du gros fil de laine, coud le fantôme à sa robe.
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